• Analyse du 1500m de Dibaba par Pierre-Jean Vazel

    Genzebe Dibaba dépoussière le record du 1500 m

     

    Dibaba record du monde monaco

    En soufflant le vieux record du monde du 1500 m de la Chinoise Qu Yunxia, Genzebe Dibaba a réalisé à Monaco la performance la plus impressionnante de l’athlétisme féminin de ces dix dernières années. Mais enlever la poussière ne garantit pas la propreté…

    Pour resituer l’exploit, on peut classer les records du monde féminins en trois catégories :  les records de la Guerre Froide, antérieurs à l’introduction des contrôles antidopage (1989) réputés imbattables (sprint, sauts en longueur et hauteur, lancers poids et disque), les nouveaux records, ultérieurs à cette époque pour des disciplines encore en essor dans les années 90 (5000 m, marathon, 400 m haies, triple-saut, perche, javelot, marteau et les disciplines non-olympiques) – ceux-là ont été plusieurs fois battus – et enfin les stupéfiants records du demi-fond des Chinoises établis en 1993.

    L’armée de Ma

    Lorsqu’en conférence de presse de présentation du meeting de Monaco, l’Éthiopienne a laissé entendre que celui du 1500 m était prenable, l’assistance a dû rouler des yeux, tant les 3 min 50 s 48 de Qu sont entachées de soupçons de dopage. Pourquoi ?

    En 1993, le monde de l’athlétisme avait accueilli d’un mauvais œil la démonstration de six jeunes Chinoises, pour la plupart inconnues, lors des mondiaux de Stuttgart. Sifflées par le public, elles empochèrent avec une aisance jamais vue le titre du 1500 m, les deux premières places du 10000 m et carrément le podium sur 3000 m (le 5000 m ne figurait pas encore aux programmes officiels). Deux mois plus tard, on monte d’un cran dans le bizarre lorsque parviennent de Chine les résultats des Jeux Nationaux : en une semaine, les records du monde de ces trois épreuves sont ridiculisés. Celui du 1500 m appartenait depuis 1980 à un monstre sacré de la course à pied, Tatyana Kazankina (suspendue en 1984 pour refus de présentation à un contrôle antidopage), et tiendrait toujours sans l’intervention de « l’Armée de Ma », du nom de l'entraîneur-dictateur de Qu Yunxia et de ses coéquipières. Très vite dissipée par des désaccords financiers, cette génération spontanée sera remplacée pour l’édition 1997 des Jeux Nationaux chinois par une Armée de Ma version 2, un peu moins performante et elle-même décimée par la lutte antidopage. Depuis, personne ne s’étant aventuré à moins de 3 min 55, le top 10 mondial tous temps était comme statufié :

    3 min 50 s 46 Qu Yunxia (Chine) Pékin 1993
    3 min 50 s 98 Jian Bo (Chine) Shanghai 1997
    3 min 51 s 34 Lang Yinglai (Chine) Shanghai 1997
    3 min 51 s 92 Wang Junxia (Chine) Pékin 1993
    3 min 52 s 47 Tatyana Kazankina (URSS) Zurich 1980
    3 min 53 s 91 Yin Lili (Chine) Shanghai 1997
    3 min 53 s 96 Paula Ivan (Roumanie) Seoul 1988
    3 min 53 s 97 Lan Lixin (Chine) Shanghai 1997
    3 min 54 s 23 Olga Dvirna (URSS) Kiev 1982
    3 min 54 s 52 Zhang Ling (Chine) Shanghai 1997

    Et voilà Dibaba

    Élue en avril sportive de l’année 2014 lors des Laureus World Sports Awards pour avoir réécrit le livre des records en salle, l’Éthiopienne s’est sentie pousser des ailes après un test en 3 min 54 s 11 lors d’un 1500 m en plein stage en Catalogne il y a 10 jours. Elle y a suivi une coéquipière jusqu’au 700 m pour battre le record d’Afrique d’Hassiba Boulmerka (3 min 55 s 30), vieux de 23 ans. À Monaco, le rythme lui a été donné jusqu’au 800 m. Mais le relevé chronométrique tous les 100 m de ces deux courses révèle que Dibaba a moins été aidée que freinée par ses lièvres.

    Progression de la vitesse de Dibaba par tranche de 100 m lors de ses deux 1500 m

    Progression de la vitesse de Dibaba par tranche de 100 m lors de ses deux 1500 m

    Temps intermédiaires de Dibaba lors de la course de Monaco (à l’aide des enregistrements vidéo, vérifiés par les chronos des transpondeurs communiqués par Stefan Eichler de ST Sport Service) :
    100 m 14.7
    200 m 29.6 (14.9)
    300 m 44.8 (15.2)
    400 m 1:00.5 (15.7)
    500 m 1:16.3 (15.8)
    600 m 1:32.3 (16.0)
    700 m 1:48.4 (16.1)
    800 m 2:04.7 (16.3)
    900 m 2:20.2 (15.5)
    1000 m 2:35.6 (15.4)
    1100 m 2:50.3 (14.7)
    1200 m 3:04.62 (14.3)
    1300 m 3:19.4 (14.8)
    1400 m 3:34.6 (15.2)
    1500 m 3:50.07 (15.5)

    Il apparait clairement qu’une fois débarrassée de Chanelle Price – l’autre meneuse d’allure Tamara Tverdostup n’a jamais pu se placer en tête de course – Dibaba a accéléré hier de manière plus agressive qu’à Barcelone. À la mi-parcours, au regard des temps de passage des meilleurs coureuses de l’histoire, elle évoluait théoriquement sur les bases d’un chrono de 3 min 52 s 9. La performance finale de 3 min 50 s 07 confirme qu'elle possède un finish extraordinaire, et peut-être encore davantage qu’un rythme plus soutenu durant le deuxième tour la propulserait vers un nouveau record. On peut imaginer sans délirer qu’en engageant de meilleurs lièvres, à condition de passer en 2 min 02 au 800 m, les 3 min 48 sont possibles. Mieux que les 3 min 49 s 2, le fameux record du monde de Jules Ladoumègue en 1930...

    En 1993, les Chinoises étaient parties beaucoup plus vite. Liu Dong, tout fraiche championne du monde de l’épreuve, avait été sacrifiée pour lancer la course sur des bases folles : 57 s 13 au 400 m, 2 min 0 s 13, suivie de près par le reste du peloton. Livrée à elle-même, Qu s’était légèrement éteinte après le 1000 m (2 min 33 s 1), alors au coude à coude avec sa rivale Wang Junxia, avant de relancer la machine dans le dernier tour (60 s 7). La courbe de vitesse de Qu est adaptée des travaux biomécaniques effectués lors de la compétition et jamais encore publiés hors de Chine :

    Progression de la vitesse de Dibaba et Qu par tranche de 100 m lors de leurs records

    Progression de la vitesse de Dibaba et Qu par tranche de 100 m lors de leurs records

    Dans un duel virtuel, l’Éthiopienne aurait pris la tête de la mythique course de Pékinaprès la cloche pour déposer Qu grâce à une boucle finale étourdissante de 59 s 79.

    Qu’a-t-elle donc de plus que les autres ? Sœur cadette d’Ejegayehu, vice-championne olympique du 10000 m en 2004 et de Tirunesh, détentrice du record du monde du 5000 m (distance peu courue durant la Guerre Froide et épargnée par l’Armée de Ma version 93), Genzebe a sans doute les gènes qu’il faut. Elle a fait ses preuves chez les jeunes avec deux titres mondiaux en cross dans sa catégorie d’âge. Mais à 24 ans, rien n’annonçait un tel niveau de performance cette saison. Plutôt grande, Genzebe se distingue principalement par une foulée des plus amples et puissantes :

    Taille – masse  longueur de foulée à 250 m  – coureuse (performance)

    1 m 68 – 52 kg – 1 m 94 – Genzebe DIBABA (Monaco 2015, 3 min 50 s 07)
    1 m 71 – 55 kg – 1 m 89 – QU Yunxia (Pékin 1993, 3 min 50 s 46)
    1 m 62 – 45 kg – 1 m 80 – WANG Junxia (Pékin 1993, 3 min 51 s 92)
    1 m 62 – 47 kg – 1 m 74 – Tatyana KAZANKINA (Moscou 1980, 3 min 55 s 0)
    1 m 70 – 55 kg – 1 m 86 – Paula IVAN (Seoul 1988, 3 min 53 s 96)
    1 m 58 – 49 kg – 1 m 92 – Hassiba BOULMERKA (Barcelone 1992, 3 min 55 s 30)

    Afin de battre Kazankina, Qu avait doublé le volume de course annuel de son aînée, atteignant 8000 km en 1992-1993, dont l’équivalent de 114 marathons rien que pour la période hivernale. On sait peu de choses sur les méthodes d’entraînement de Dibaba, seule femme dans un groupe d’hommes coaché par Jama Aden – tout juste a-t-elle affirmé ne pas avoir travaillé sa vitesse et davantage axé sa préparation sur l’endurance. Bien qu’elle dise paradoxalement rêver du record du monde du 800 m, enseveli sous 32 ans de poussière, il faudrait plutôt s’attendre à ce qu’elle s’attaque sérieusement à celui 5000 m (14 min 11 s 15) détenu par sa sœur Tirunesh depuis 2008. Pour le porter au bord des 14 minutes, eaux troubles où seules Qu, Wang et quelques autres étranges coureuses auraient pu s’aventurer en d’autres temps.

     

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